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Sardegna Madre - L'Ile et l'Autre |
Home ![]() Download (PDF, 306 pages, 0.8 MB) ![]() I. Observations historiques ![]() Volonté d'intégrité ![]() L'anorexie à ses débuts ![]() La pratique de l'isolement ![]() La boulimie et son rapport avec l'anorexie ![]() Le défi de l'indéfinition ![]() II. A la recherche de l'unité perdue ![]() La quête de l'identité ![]() Le complexe d'Antigone ![]() Elle et son Double ![]() Pour une métaphysique de la sexualité ![]() III. Le mythe de l'androgyne ![]() Le désir de devenir une seule chair ![]() Le déni et la séparation ![]() Tout par la bouche: un plaisir d'organe ![]() Nostalgie du chant ![]() IV. Les nouveaux castrats ![]() Bibliographie
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Home Elle et son Double Le thème de la passion fraternelle est chargé d'une valeur intense dans l'œuvre de Simone Weil qui fut fort attachée à son frère aîné, André. Raimbault et Eliacheff nous racontent comment, en vacances, ils allaient tous deux « main dans la main sonner aux portes des villes voisines », déclarant à ceux qui leur ouvraient: « Nous mourons de faim ! Nos parents nous laissent mourir de faim ! » Exigence non pas de satisfaire un besoin naturel, car les enfants Weil, bien évidemment, "ne manquaient de rien", mais exigence de témoignages d'attention et de gratification, véritable faim de tendresse. Il est de fait que Simone Weil aspira toute sa vie à une action commune, partageant fraternellement la condition des ouvriers. Quant à Valérie Valère, elle a rendu un véritable culte à l'amour entre frère et sœur, jusqu'à enfreindre le tabou de l'inceste par le truchement de la littérature. Cela dit, sa motivation n'a probablement rien à voir avec une immoralité possible des personnages, mais constituerait plutôt une référence au rêve romantique de "l'âme-sœur" et de l'amour éternel. De fait, son roman Malika apparaît comme un défi lancé par deux êtres seuls au monde qui, dans la négation de la société, pourraient trouver le moyen de n'exister que l'un pour l'autre, abolissant du même coup la menace de l'abandon et de la déréliction. Tout se passe en effet comme si dans le rapprochement incestueux, Malika et son frère cherchaient à restaurer les forces vives des grandes puissances bisexuelles originelles, dont les deux sexes se compénétraient si bien « que le même peut être dit mâle et femelle comme le Soleil, Hermès et d'autres encore ». (Produs) Mais gare à la prophétie relevée judicieusement par Deleuze et Guattari: « Inceste, tu seras Zombi et Hermaphrodite ! » Car, en fantasme, le sujet anorexique n'est pas bisexué, il est trans-sexué, « trans-vimort », « transparenfant », c'est-à-dire à la fois homme et femme, parent et enfant, mort et vivant. Il ne désire pas la mort. Puisque ce qu'il désire est déjà-mort. En somme, quelle que soit par moments la grandeur de sa "résistance" à la condition faite à l'homme où se dégraderait son idéal d'absolu, la volonté qui semble le guider n'est que la forme donnée par son orgueil démesuré au refus malheureux de grandir, de pactiser avec les institutions et le monde sexué des adultes. Aussi le thème du suicide chez Valérie Valère se trouve-t-il nécessairement lié au thème de la nostalgie de la continuité perdue, et rétablie grâce au retour, en deçà de l'humain, vers le sang des origines. Elle écrit: « Le sang coule comme une mer, comme un fleuve d'horreur, maintenant je vais connaître la joie, nos regards, nos corps ne font plus qu'un. Nous sommes réunis. » Sang sacrificiel, sang matriciel, principe corporel où la mort et la naissance se confondent. Méditation aussi sur l'alliage du désir de mort au désir d'amour, accréditant l'idée d'un retour possible à l'indifférenciation primordiale, à l'embryon, à l'origine des temps adémiques de la Genèse. Ce qui est mis en avant chez Valérie Valère, ce n'est pas la question de l'être, mais celle du non-être, conçu comme un état de "délivrance". Du point de vue psychanalytique de Marie-Claire Lambotte, cela expliquerait le recours au suicide « comme le souhait de retrouver un plaisir absolu qui, induit par l'identification au rien, signifiant de la trace de l'Autre, désignerait la jouissance dans un face à face mortel ». « Je n'ai pas vu ma naissance, mais j'espère bien voir ma mort », disait, en effet, Simone Weil. >>>> Lire la suite
Patricia Bourcillier, Androgynie & Anorexie, 306 pages, PDF, 0.8 MB
Recouverte par une nostalgie sans expression, l'expérience de plaisir postulée dans l'absolu, rive
dès lors le sujet à ce que Lacan désigne comme la Chose, aura inaccessible et innommable de l'objet
de jouissance. Or les langues latines ou germaniques veulent que le mot "chose" ait pour racine le
mot "cause": ‹‹ D'où est-ce que je viens ? ›› ‹‹ Que suis-je ? ›› ‹‹ Qu'ai-je fait ? ›› La Chose
remonte à sa cause et occupe le corps du sujet, mêlant, dans un sentiment contradictoire, l'intime
et l'étranger. ‹‹ Ta chair morte, changée en pierre par la faim ? ›› s'interrogeait, au reste,
Simone Weil. Pierre immuable, souvent associée à l'os, qui finit par apparaître par dépouillement
des éléments périssables du corps, en-deçà du langage et des mots. ‹‹ Je n'aime pas le fer ››, (ou
"le faire" avec le père porté sur "la chose" ?) déclare ainsi Valérie Valère. ‹‹ Oui, ils (les
médecins) sont faits de fer. Je préfère la pierre . ›› Parce qu'il vaut mieux "être malheureux comme
les pierres" que d'être de fer. (Dans Critias de Platon, les habitants de l'Atlantide chassaient
sans arme de fer, mais avec des épieux de bois et des filets.)
On sait que l'image du corps se construit progressivement en fonction du regard d'autrui et, bien
naturellement, du regard maternel qui permet au sujet non seulement de saisir dans l'espace les
lignes de sa silhouette (le schéma corporel), mais encore d'y concentrer sa libido et d'investir
ainsi l'ensemble de son corps. Somme toute, ce serait à l'indifférence ou à la haine d'un regard que
le sujet se serait identifié provoquant la négation et la méconnaissance du corps propre. Ce qui
définit moult anorexiques, c'est la forme singulière de cruauté qu'elles tournent contre
elles-mêmes, parce qu'elles vivent dans leur propre corps ‹‹ l'alliance contractuelle de la mère
orale ››, porteuse de mort, suivant Deleuze, et du Moi qui assume le rôle du fils mythique qu'on
espérait à sa place. Le père de Valérie Valère, nous l'avons déjà dit, ne voulait pas d'une fille et
la famille Weil avait une nette préférence pour les garçons. Rappelons cependant que, promue à
l'état de complice incestueuse, Valérie ‹‹ manipule les tubes de son père, quel beau jouet, on
presse, la pâte sort... ››, évoquant en sourdine les héroïnes sadiques qui ne sont telles que par
leur union sodomite avec le père, dans une alliance fondamentale dirigée contre la mère . Valérie
rencontre l'exclusion; elle cherche donc la dominance, l'absolument exclusif. Exclusivité de soi,
avec ou sans sexe, androgyne féminin et sodomite.
Nous avons vu que, dans son imaginaire, seul le couple formé par le frère et la sœur est à même de
reconstituer l'Unité-duelle, sexuellement autosuffisante, où s'abîme toute partition des sexes,
toute distinction du Même et de l'Autre, tout problème de filiation. Image antique du serpent
Ouroboros, "jumeau en lui-même", figure de cette érotique close sur elle-même, auto-fécondateur
permanent, comme le montre sa queue enfoncée dans la bouche. ‹‹ Nous vénérons le serpent parce que
Dieu l'a fait cause de la Gnose pour l'humanité... ››, proclamaient les Ophites, pour lesquels la
Chute manifestait superbement la signature humaine. Avant de questionner: ‹‹ Nos intestins, grâce
auxquels nous nous alimentons et nous vivons ne reproduisent-ils pas la figure du serpent ? ››
Cette analogie du serpent vivificateur et de l'intestin confirmant bien le lien entre la négation de
la faim et la négation de la sexualité désirante, du progrès biologique, et appelant l'image du
cercle rassemblé sur lui-même, sans commencement ni fin, accompli, parfait.
Notons ici que le temps paraît "s'éclipser" de l'expérience vécue du sujet anorexique, laissant
celui-ci sur une impression contradictoire d'écoulement rapide et d'immobilité. Les jours se
superposent, tous pareils, dans sa mémoire et il a le sentiment de recommencer chaque matin la
journée de la veille. Le temps "éclipse" du mélancolique, que décrit Lambotte ‹‹ soudé non pas au
passé mais à une inconnue transgénérationnelle, c'est à dire à un "blanc" qui occulterait la place
du sujet et masquerait son origine. ›› D'où la question des origines que le sujet anorexique
soulève en permanence: ‹‹ D'où est-ce que je viens ? Où est ma place en ce monde ? ›› Si l'Autre
n'était pas né, si la vie n'était pas née, il n'aurait pas à se le demander. En fait, il a horreur
de la Chute qui le fait retomber dans la dualité. Et la nourriture a toujours pour lui l'attraction
maléfique des interdits; c'est le péché et la mort. On s'en souvient, sans le serpent, Eve n'eût
rien désiré connaître, ni le bien ni le mal, ni le commencement ni la fin/faim. Cette nostalgie du
paradis perdu indique clairement pourquoi l'anorexie ne peut être "combattue", étant elle-même un
combat saturé, dont l'enjeu est un non-savoir du rapport à la mort: elle veut bien la mort
intérieure, celle qu'elle se donne; mais celle qui vient de l'extérieur, elle ne veut rien en
savoir. Ce que Daniel Sibony traduit par: ‹‹ que je puisse me donner la mort, c'est le signe le plus
vif du fait que je suis la vie; mais la mort "extérieure" signe ce qui m'échappe, le non-savoir, le
ne pas savoir, et là pas question de se faire avoir... ›› Aussi la différence entre la vie et la
mort est-elle très effacée dans l'état d'indifférence où se trouve le sujet anorexique, dans cet
intervalle qui sépare la création et le malheur d'être né.
La Chute, on le sait, ouvre à l'Histoire, à la rencontre et à la mort. Par cette catastrophe (du gr.
kata, "vers le bas", et strophâ, le retournement) qui fit de nous, androgynes à l'origine, des
femmes ou des hommes, nous pouvons désirer, c'est-à-dire exister, puis connaître l'Autre... ‹‹ La
vie, l'existence ››, nous dit Etienne Gilson, ‹‹ est un pouvoir ininterrompu d'actives séparations
››. Aussi le bébé doit-il apprendre à être seul dans le noir, à marcher. C'est dans la solitude
qu'il établit le désir d'appeler l'Autre qui est sa mère. Le refus de grandir du sujet anorexique,
n'est pas autre chose, en dernier lieu, que la crainte d'une perte ressentie comme dangereuse. Il
n'est pas jusqu'à ses idéaux où ne se reflète la passion de l'enfance éternelle et le désir
d'immortalité. Mais cela ne lui sert à rien de faire semblant d'être mort en se tenant à l'écart du
monde, de chercher à se mettre hors d'atteinte en se camouflant derrière un faux self ou derrière un
pseudonyme comme Karen Blixen, son désir d'être ‹‹ une personne et non personne ›› (Isaiah Berlin)
reste fondamental. (Persona, en latin, c'est le masque.)
L'impression d'avoir été jeté dans le monde brutalement, d'être "tombé comme un cheveu sur la
soupe", d'avoir été "un accident" - en deçà même de l'auto-dépréciation si souvent désignée comme
l'une des caractéristiques essentielles de l'anorexie (le "je ne suis rien" de V. Valère, le
sentiment d'être une "larve") - indique sous les couleurs du "malheur d'être née" une quête des
origines jamais reconnue. Rank a beaucoup insisté sur ce désir de régression qu'il a interprété
comme la nostalgie du ventre maternel, désir par ailleurs en corrélation étroite avec l'image de la
larve, évocatrice de cet état intervallaire où tout est possible ("si je ne suis rien, je peux être
tout"). De là à se prendre pour un être d'exception et d'élection, quand ce n'est pas pour un dieu
tout-puissant, et à prétendre à l'enfance éternelle et à l'autoengendrement, il n'y qu'un pas.
Représentations d'une instance à la perfection inhumaine qui prennent racine dans la peur dépressive
de la désintégration, de la pourriture et de la mort. Georges Bataille, conscient de cette crainte
chez Simone Weil, l'a d'ailleurs appelée dans Le bleu du ciel par un nom de famille symbolique,
Lazare, celui-ci étant étroitement lié au mythe de mort et de résurrection, à la nécessité de passer
par la mort pour renaître ou bien par les enfers pour accéder au ciel...
* * *
L'anorexie, c'est la marque d'une absence, d'une solitude éperdue. Elle peut provoquer l'extase, pas
le désir, une extase anérotique (au sens de dépourvue de lien, les rapports sexuels désirants étant
l'indice des rapports sociaux entre les hommes), en marge du langage. Rappelons-nous la formule de
Fénichel qui qualifiait la boulimie de "toxicomanie sans drogue"; il en va de même pour l'anorexie:
dans les deux cas, le sujet en vient à subordonner sa vie entière à son obsession, et il se sert de
son corps comme ‹‹ lieu de mise en scène ››. (Régis Airault) Maryse Holder décrit en ces termes les
effets de la danse qui la possèdait: ‹‹ Un serpent qui se mord la queue et trouve simultanément le
désir et son accomplissement, le mouvement et la paix, ma propre beauté et celle de l'autre, la
complétude réciproque . ›› Motif que nous retrouvons jusqu'à l'excès dans un vidéo-clip de Michael
Jackson où l'idole, absorbée dans le culte de soi, mime les mouvements répétitifs de la
masturbation, descendant puis remontant sans cesse la fermeture éclair de son pantalon dans une
danse extatique.
‹‹ Souvent, quand je danse ››, raconte-t-il, ‹‹ je sens que la danse a quelque chose de Sacré. Dans
ces moments-là, c'est comme si mon esprit s'élevait et faisait Un avec le grand Tout. Je suis les
étoiles et la lune, l'amant et l'aimé. Je suis le vainqueur et le vaincu, celui qui sait et le su.
Et je continue à danser et ma danse est la danse éternelle de la création. Le créateur et la
création ne forment plus qu'Un en une joie infinie. Je danse encore et encore et toujours, jusqu'à
ce qu'il ne reste plus... que la danse . ››
Métaphysique radicale de la simulation onaniste dans la perfection d'une rotation sans fin qui
exclut l'autre. Plus il tourne sur lui-même comme une toupie, plus il est en lui-même. Ses pieds
tournent vite et c'est bien là sa danse préférée ‹‹ car elle détient un secret ››. Le plaisir est
retrouvé au niveau corporel dans une sorte d'auto-érotisme régressif vécu en dehors des zones
érogènes, ne se référant qu'à lui-même, au travers duquel le sujet conserverait une proximité avec
le sacré.
La danse de Michael Jackson, tout comme le plaisir infini de la marche anorexique et l'érotisation
de la faim, clame et célèbre l'identification à l'impérissable. Entre lui et Maryse, une différence
notable cependant: chez Michael Jackson, le désir trouve encore à se réaliser dans la création
artistique, en tant qu'elle fait communiquer sensorialité, mouvement, langage et pensée, suivant
Jean Genet dans sa Lettre à Pauvert : ‹‹ Sans doute une des fonctions de l'art est-elle de
substituer à la foi religieuse l'efficace de la beauté. ›› A ce titre, la beauté est susceptible de
répondre au besoin de sacralisation que Michael Jackson investit dans une mythologie de l'androgyne
et un culte de l'apparence, de l'artifice. Mais s'il aime la danse, c'est dans la transcendance,
pour fuir l'idée même de la souffrance de l'absence qui se manifeste dans un trait mythique
important: le thème de l'amour incestueux en rapport avec la gémellité que nous trouvons également
dans l'œuvre de Valérie Valère:
‹‹ C'était formidable d'être avec Janet, confesse-t-il dans Moonwalk, parce que nous ne devions
nullement nous soucier de ce que l'autre, peut-être, n'aimait pas. Nous aimions les mêmes choses.
Elle était comme ma jumelle. Cela m'a presque tué quand elle est partie pour se marier. Nous
faisions toujours tout ensemble . ››
A en croire les témoignages, les jeunes gens anorexiques ne furent pas insensibles à la troublante
séduction de Michael Jackson, non seulement à sa voix prépubère qui les faisait planer entre ciel et
terre, mais aussi à son être hors du commun qui franchissait le fossé entre masculin et féminin,
blanc et noir. A l'instar du chanteur, ils s'entêtaient alors à rêver d'une fraternité revêtue
d'innocence enfantine, à un bonheur gémellaire, tiède et douillet comme l'œuf des Dioscures, ces ‹‹
jumeaux en gestation de la lune ››. Lequel n'est pas sans rapport justement avec la nostalgie
d'intimité ni avec le fantasme connexe de retour à l'utérus maternel qui les habite. Est-il besoin
de préciser l'ambiguïté de l'onirisme de l'œuf ? Dans l'imaginaire, le repli à deux signifie l'idée
d'une certaine plénitude; il remémore la phase du lien exclusif à la mère, physique et psychique,
mais transporté dans le réel, il réveille d'anciennes angoisses: fantasmes de dévoration,
d'étouffement et d'enfouissement. Ainsi, l'angoisse d'absorber la nourriture, symbole maternel par
excellence... ne serait autre que ‹‹ l'angoisse de la mort et de sa mère et d'elle-même par l'amour
- l'amour interdit sous peine de mort ››. Sous la haine culpabilisante qui fait suite à l'extrême
dépendance à la mère (ou à son substitut) perce un amour violent teinté d'inceste et
d'homosexualité. Certains comptes rendus cliniques font en tout cas état ‹‹ de l'envie du pénis pour
l'union avec la mère ››.
Le rejet de la nourriture qui se substitue à l'angoisse, est moins défaut de présence que signe
d'une omniprésence et peut exprimer soit la tentative désespérée de se soustraire aux besoins
affectifs trop dévorants de la mère, soit le refus d'une mère archaïque uniquement mauvaise et
persécutrice - rappel de la première qui fut frustrante et dévorante, voire ‹‹ gavante violeuse ››.
Le vaginisme est une autre expression de cette angoisse que la mère pénètre en la jeune fille et que
ça fasse mâl(e). ‹‹ J'aime bien les prémisses, j'aimerais bien que tout se passe en surface, parce
que dès qu'il me pénètre, je me serre et j'ai mal ››, raconte ainsi Antoinette , laquelle
expérimentait le pouvoir de se refuser au Mâl(e) par le biais du corps et, de ce fait, à la
malédiction. Et c'est bien là que la jeune anorexique atteint au mythe. Car cette nouvelle Antigone
ne rejette pas seulement le lien de dépendance à l'autre, elle dit Non au monde et aux êtres; elle
veut être pleinement autonome, (du terme autonomos, c'est-à-dire "je suis ma propre loi") en n'en
faisant qu'à sa guise, ce qui lui permet d'échapper au désir de l'Autre, avec souvent pour double et
terrible conséquence la confusion entre le désir de manipuler et le désir d'aimer, l'assimilation
entre désir d'aimer et désir d'asservir. Car sous une apparence enfantine ou fragile, elle dissimule
un grand besoin de domination, une exigence effrayante, voire un certain sadisme. Elle impose à
l'objet de rudes épreuves, réclame des gages toujours plus nombreux; bref elle outrepasse toutes les
limites. Ainsi Violette Leduc: ‹‹ Je hurlais pour avoir le sexe de Gabriel, écrit Violette. J'aime
mendier, obtenir, profiter . ›› et encore: ‹‹ Je me battais avec la pelle à charbon pour le
convaincre. C'est en lui-même que je me suis tuée . ››
Cela dit, ce mélange de résistance et de sadisme provient de la peur inconsciente d'être haïssable.
La peur de ne pas être aimée "pour soi-même", d'être nié comme volonté, voire d'être considéré comme
"insignifiant", éveille dans le sujet le sentiment insupportable d'être exposé à un danger ou à la
menace d'une perte. Aussi la haine est-elle sous-jacente à son désir d'être aimé, intensifiée par le
goût de l'impossible qui constitue l'appui du désir, l'amour imaginaire portant fatalement vers un
être "inaccessible". Si bien que l'on pourrait reprendre la phrase de Violette Leduc dans La femme
au petit renard: ‹‹ Chercher sans trouver est une forme de plaisir. ››
La haine envers l'autre naît très fréquemment d'une frustration d'amour, généralement subie dans la
petite enfance. Mais la tendresse des parents, tout en étant indispensable, ne résout pas tous les
problèmes, et Mélanie Klein a bien montré qu'une éducation excessivement libérale - en satisfaisant
tous les désirs de l'enfant - comportait également des risques. Le sujet anorexique ne souffre pas
obligatoirement d'un manque d'amour. Il souffre d'une frustration par rapport à cet objet
fondamentalement manquant qui cause le désir. Aussi renonce-t-il au monde attrayant, mais aliénant
de la matière, pour chercher quelque chose de "divin" (ce qui n'implique aucune forme de religieux)
permettant au désir de subsister dans l'infini. Quand Karen Blixen écrivait à son frère sur la
sexualité qu'elle ne pouvait pas vraiment prendre au sérieux une relation sexuelle, que le seul et
vrai plaisir était de nature spirituelle, elle confirmait l'hypothèse d'une fuite devant l'amour
physique, d'un certain refus de l'animalité suivant saint-Paul. ‹‹ Parce que le désir de la chair,
c'est la mort, tandis que le désir de l'esprit, c'est la vie et la paix. ›› (l'Epître aux Romains
8,6) D'ailleurs, les hommes aimés furent pour la plupart de grands voyageurs. Tout en aspirant
désespérément à quelque chose de ‹‹ plus sécurisant et de plus intime ››, elle finissait toujours
par s'éloigner lorsqu'approchait ‹‹ le moment critique ››. Or nous retrouvons cette stratégie
d'esquive, d'absence chez tout sujet anorexique partagé entre le désir de l'autre en présence et son
rejet, ce qui semble à la fois viser à la maîtrise de la situation et de l'objet, et au refus de la
dépendance en rapport avec cette situation.
‹‹ Les anorexiques ››, observe justement Isabelle Clerc, ‹‹ sont perpétuellement sur une crête avec
de chaque côté un précipice ››. En ce qui concerne Valérie Valère, ce n'est pas seulement une
métaphore: en équilibre sur la corde raide (elle fréquente l'école du cirque) elle a la sensation de
défier le destin. A tout le moins, l'exercice de la danse acrobatique a pour but de suspendre la
temporalité, de tenir la mort en arrêt, d'anéantir l'être propre et de produire un état d'exaltation
extatique permettant à la Chose de s'incorporer en elle. C'est comme si la danse au-dessus du vide
agissait en elle, pour elle, par elle, afin que ses gestes la ramènent à ceux de la divinité
créatrice, Mère de toute Vie, et témoignent de sa présence. Le drame est que tout se passe comme si
elle rendait compte de l'incorporation de la Chose occupant son corps comme de l'unique possibilité
de rester en vie. Il n'y a que l'extase du corps qui compte. Parce que seul un dieu pourrait la
sauver et qu'il n'y a pas de dieu, et pas de salut.
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